AVOIR RAISON, AGIR JUSTE

Lucien Siffrid

L’effondrement actuel de l’histoire de l’humanité est le fruit de la pensée humaine! Mais puisque l’évolution et l’édification reposent dans la Volonté de Dieu, au point de départ, la pensée humaine doit être fondée sur une erreur funeste. Sinon, en effet, le fruit ne pourrait pas être l’effondrement total.

Cette erreur fondamentale est la déformation à la base de toute pensée humaine. Les êtres humains ne sont plus capables de s’adapter dans le grand Devenir en recevant dans l’Humilité, de s’incliner joyeusement en œuvrant au point de départ de toute existence! L’être humain ne veut que combattre, il veut contraindre la Nature. Il se considère comme le point de départ de toute connaissance!

Pour cette raison, toutes les pensées, les paroles et les actes de l’homme qui ne vibrent pas dans la Volonté de Dieu, qui n’irradient pas la Force convaincante de l’Origine Unique en Dieu, portent le sceau de la fausseté et conduisent vers le bas.

Plusieurs personnes de connaissance sont cordialement assises ensemble et s’entretiennent sur le thème très prisé de l’automobile. Chacun apporte quelque chose de nouveau, connaît une amélioration manifeste à propos de cet intéressant domaine.

Chacun dame le pion à son voisin, le bat avec des connaissances spécialisées sur le sujet encore plus grandes, jusqu’à ce que celui-ci déballe de ses expériences  les effets les plus nouveaux. Et cela continue ainsi de suite.

Un tel savoir émerveillerait un profane. Le théâtre de cette conversation animée est un local dans une grande ville, dans lequel, entre autres, circulent aussi des grands du sport international.

à une table voisine est assis, anonyme, un très important spécialiste de l’automobile. Il suit avec un intérêt soutenu les propos apparemment dus à des hommes de métier des amateurs de l’automobile. Il serait volontiers intervenu pour montrer que les suppositions émises excèdent de très loin le royaume du vraisemblable et trahissent une grande méconnaissance en la matière. Cependant, il se tient à l’écart, car il a décidé d’observer jusqu’à quel point la prétention à vouloir-mieux-savoir peut croître chez de tels gens inexpérimentés.

Une seule phrase aurait suffi pour attirer l’attention sur lui, une phrase par laquelle la « surenchère » mutuelle aurait trouvé une fin.

Il réfléchit à ces choses. S’il les enseignait, il servirait aussi la vérité. L’équilibre entre « Donner et Recevoir » consisterait alors en un succès personnel. Ce ne serait finalement rien de plus, puisqu’il n’essaierait pas, en effet, de surpasser son prochain, puisque son savoir est sa spécialité généralement reconnue.

Cependant, il continue à se taire, ce qui signifie pour lui, une victoire sur lui-même devant lui apporter bien davantage sur le plan spirituel. Mais ainsi il demeure inconnu!

Cette dernière pensée lui apporte soudain la reconnaissance de son penchant à la vanité. Cette reconnaissance est le salaire pour s’être surmonté, salaire qui lui est immédiatement donné en partage, tandis qu’il se décidait finalement pour le silence.

à présent, il pourrait se complaire dans l’autosatisfaction. Il se dit qu’il n’aurait tiré la couverture à personne s’il avait éclairé la société de son savoir spécialisé. Mais cela aurait été de la vanité ; car le court laps de temps qu’il a de disponible lui aurait à peine permis de donner une seule image claire au sujet de cette technique spécialisée. Il n’en serait sorti que la reconnaissance de son propre savoir. Donc un succès personnel. Sous couvert de servir la vérité, il aurait servi la vanité.

Se taire était donc la façon juste d’agir, une victoire sur lui-même, un acte vibrant de façon pure dans les Lois de la Création. C’est pourquoi la Loi de l’Effet de Réciprocité peut immédiatement se déclencher et apporte à tous une expérience vécue.

Un homme s’approche du spécialiste de l’automobile et le salue joyeusement en prononçant son nom à voix haute. Les personnes présentes ne sont pas qu’un peu étonnées de reconnaître dans l’individu en question le grand spécialiste de l’automobile.

Avec effarement, ils reconnaissent combien ils se sont ridiculisés par leurs paroles. De cette façon, ils sont tenus maintenant, tout comme lui, d’opter entre l’Intuition et l’intellect, alors que le spécialiste, en se tenant sur le plan spirituel, a choisi au profit de l’Intuition. Eux aussi, ils doivent à présent choisir entre « avoir raison » et « agir juste » ainsi qu’entre «vouloir-avoir-raison» et «vouloir-agir-juste».

L’un s’approche du spécialiste, flatteur, en s’auto-excusant. L’autre s’approche avec une curiosité non dissimulée, tandis que le chercheur spirituel, en un tranquille Sérieux et une grande Objectivité, garde son expérience vécue comme un précieux trésor.

Mais si le spécialiste de l’automobile se laisse pourtant célébrer par l’un de ses admirateurs,  s’il perd son propre contrôle, alors, de ce fait, sa victoire spirituelle antérieure se mue en une défaite spirituelle.

Mais par sa victoire sur lui-même, il lui fut donné en récompense suffisamment de Force pour supporter le succès. C’est pourquoi une chute serait pour lui maintenant beaucoup plus grave.

L’habitude de la «surenchère» est si profondément ancrée dans la chair et le sang de l’être humain et des êtres humains, a tellement pris possession de toutes leurs pensées, de toutes leurs paroles et de tous leurs actes, qu’il ne connaît plus rien d’autre! Toutes les couches sociales sont victimes de cette manie. Que ce soit dans la politique, le commerce, l’art, la science, la religion, la vie sociale, amicale, familiale, le mariage, c’est partout la même chose!

L’on peut tranquillement affirmer que l’existence actuelle de l’être humain ne fait exclusivement que de tourner dans ce circuit!

Lequel, parmi nous ne rencontre pas, plusieurs fois par jour, la réplique de ce qui suit?:

La scène se passe à table et il est question des aliments et de la manière de les préparer. La conversation vient sur la question de déterminer la désignation correcte d’une salade. L’un la tient pour de la «betterave rouge», l’autre affirme que le nom juste ne peut être que «rote Rahnen» (qui signifie la même chose), et le troisième soutient avec détermination le point de vue selon lequel l’unique désignation serait: «rote Beete» (que l’on ne peut à nouveau traduire que par «betterave rouge»). Il se forme ainsi parmi les auditeurs différents groupes qui, selon leurs tempéraments, par manie d’avoir raison, ou aussi en fonction de leurs humeurs et par esprit de contradiction, prennent parti pour l’un ou l’autre point de vue.

À ce sujet, avec la simple remarque que chaque contrée a ses propres appellations et que, pour cette raison, elles sont toutes justes pour les habitants respectifs de ces régions, toute la question se trouverait réglée. Cependant, chacun veut avoir raison.

Un autre exemple: quelqu’un raconte qu’il s’est servi, à l’occasion d’un bref refroidissement, d’un remède qu’on lui a recommandé depuis des années comme étant particulièrement actif. Il s’apprêtait juste à faire le récit des différentes étapes de sa maladie et de son rétablissement lorsque son vis-à-vis le coupe en faisant un rapport intéressant et circonstancié au sujet de sa propre maladie, beaucoup plus grave encore, avec toutes les particularités y afférant. Aussi, cela ne s’arrange-t-il pas lorsqu’un troisième interlocuteur place en bonne et due forme ses deux prédécesseurs dans l’ombre par le compte-rendu de sa maladie à lui.

Tous trois parlent par penchant à vouloir-avoir-raison. Si deux d’entre eux pouvaient se surmonter, le troisième serait bientôt étonné, puisqu’il s’entendrait parler tout seul, et pourrait ainsi parvenir à une expérience vécue par laquelle il reconnaîtrait son penchant, se surmonterait et parviendrait, grâce à elle, à un degré spirituellement plus élevé.

Dans les cas ici décrits, il s’agit d’êtres humains qui se tiennent l’un l’autre dans un rapport d’indépendance. A tous moments, ils peuvent se séparer de leur entourage si celui-ci ne leur plaît pas.

Le cas est différent lorsque les êtres humains se tiennent dans un rapport de subordonnés à supérieurs hiérarchiques, de même aussi dans les rapports d’enfants à parents. Beaucoup d’injustices et de désagréments peuvent résulter de cela, si le responsable n’a pas raison ni ne se comporte de la juste manière.

Ainsi se déroule la vie quotidienne pour la plupart des êtres humains, vide en regard des Valeurs spirituelles, ballottés ici ou là par les fils du destin!

Déjà, le chercheur sérieux a beaucoup gagné lorsque, dans ses paroles, il évite l’emploi fréquent du «je», dès que celui-ci peut servir à mettre en valeur ses propres actes. La phrase ne pouvant plus être viable après l’élimination du «je», elle peut facilement ne pas se répéter.

C’est plus difficile, cependant, de découvrir les «je» cachés qui foisonnent ainsi dans nos conversations. Arrivé à ce point, plus d’un lecteur se dira que «tous les êtres humains ne peuvent tout de même pas vivre et penser ainsi», «l’on est, en effet, parfois si faible contre soi-même», «nous avons encore beaucoup de défauts, tous, autant que nous sommes».

L’intellect est tout particulièrement habile ici pour simuler l’abnégation [1], pour engloutir le «je» et le faire réapparaître en «il», «on», «nous», de sorte qu’examinée à la lueur de la pure Intuition, la chose objective qui en ressort, c’est la disculpation personnelle assortie d’une très prudente auto-accusation.

Si c’est l’Intuition qui l’emporte au point que je m’examine en toute sincérité, alors les pensées deviendront aussi peu à peu plus pures. Alors, l’être humain n’a pas besoin d’en dire plus au sujet de comment il est et de ce qu’il est, cherchant ainsi à convaincre autrui qu’il est ainsi qu’il le dit, dès lors où il ne dit plus qu’il est ainsi.

L’assujettissement volontaire au vouloir de l’intellect lié à la Terre devait nécessairement conduire à la confusion actuelle. Pas un parmi nous, les êtres humains, ne s’est trouvé épargné par les conséquences dévastatrices de la fausse manière de penser. Toutes les pensées reflètent clairement sur elles-mêmes la multiplication, ravageuse pour nous, du malheur, de la discorde, du déséquilibre et de l’incroyance.

C’est pourquoi, si nous nous efforcions sérieusement de reconnaître [«Er-kennen»] Dieu, au lieu de ne faire que de L’admettre, cela ne pourrait donner lieu qu’à une jubilante Gratitude. Gratitude pour ce que nous sommes autorisés à être!

Aussi longtemps que cela ne sera pas possible, le fondement de toute pensée humaine demeurera faux. La logique de cette pensée repose dans la réalité que penser veut dire: «remercier Dieu»! Gedanken» ist: «Gott danken!».]

L’être humain déforma arbitrairement «l’ego est», le «je suis» en «l’égo-ist-e». [«Das ego ist», das «Ich bin» = «der Egoïst»]. à cause de cela, il devint l’être nuisible, le parasite voulant-toujours-mieux-savoir, ensorcelé par les ténèbres / l’orgueil / la présomption intellectuelle [«Das Dunkel» = "le sombre", "l'obscurité", "les ténèbres"; «der Dünkel» = «la présomption»] qui, à la fois prétentieux et vulnérable, se tient devant la réalité ainsi qu’une désolante figure. Il laissa la pure Réalité, le «Ego ist» [= «l’ego est»] objectif, s’engourdir dans le concept personnel subjectif: «l’égoïste».

 

Article de Lucien Siffrid paru dans la Revue «Die Stimme» [«La Voix»] en 1937.




[1] Note du traducteur: En langue allemande «Selbstlosigkeit», littéralement: {le fait d’être} «sans soi-même».