Le Bouquet

 

 

 

Au dehors, dans le jardin, fleurissent les plus belles fleurs de l’été.

- « Je vais en faire un Bouquet », pensa en haut la jeune femme sur la terrasse, puis, se levant, elle se munit de gants, de ciseaux et d’une corbeille.

Elle descendit les larges escaliers et se tint debout au milieu de la senteur odorante, elle-même semblable à une fleur dans sa robe d’été multicolore. Un bourdonnement parvint aux oreilles de la jeune femme et, autour de sa svelte silhouette, le tardif Soleil d’après-midi tissait des fils dorés. Pendant son travail, les fines voix de la vivante Nature commencèrent à susurrer.

Souventes fois, l’âme ouverte de la jeune femme avait pressenti ces voix, mais elles ne l’avaient encore jamais envahie autant qu’aujourd’hui. La journée avait été brûlante et beaucoup de fleurs étaient fanées. Partout pendaient des petites têtes flétries et, de tous côtés, l’on croyait entendre : « Ici, Tu dois couper afin que nous puissions prospérer. »

La jeune femme remit donc d’abord de l’ordre en coupant les fleurs fanées. Elle remplit ensuite en abondance la corbeille de plantes et d’arbustes ; ainsi chargée, elle regagna la terrasse et alla chercher des vases et des coupes pour y ordonner les fleurs.

 

 

Les voix du jardin semblaient l’avoir accompagnée sur la terrasse, car elles continuaient à chuchoter autour d’elle. Maintenant, l’on aurait dit qu’elles exerçaient une légère pression sur sa main pour la guider sur le choix de fleurs sur la table. C’était comme un rêve et, pourtant, la jeune femme était bien éveillée et réalisait pleinement ses actes. Mais les voix qui avaient chanté dans le jardin devenaient plus fortes et résonnaient comme une Glorification de l’éternel.

Petit à petit, l’une d’entre elles se distingua davantage du chœur délicat de la susurrante Euphorie lumineuse et celle-ci se mit à parler :

- «  Viens, Ilia, nous allons nouer le Bouquet de Ta vie sur Terre. »

 

 

- « Mais je ne m’appelle pas Ilia », pensa la jeune femme, qui, cependant, réalisa soudain que, depuis un temps indéfini, ce nom était le sien. Hésitante, elle allongea la main et, guidée par une invisible Main, elle saisit une délicate fleur verte.

- « La vie de l’être humain ressemble aux fleurs », recommença à murmurer la voix. « Aussi longtemps qu’elle veut vibrer dans la Volonté du Seigneur, elle leur ressemble à elles qui fleurissent seulement en l’Honneur de l’éternel. Malheur à l’être humain qui sombre si bas que le dernier Rayon de Lumière ne puisse plus l’atteindre ! »

« Ilia, de Ta vie nous formons le Bouquet qui aimerait s’enrouler ainsi qu’une couronne. Au cours des millénaires, Tu fus souventes fois sur Terre et nous ne pouvons ramasser que quelques fleurs qui représentent Ton évolution spirituelle. Commençons-nous ? »

« En Ta main, Tu tiens le Réséda. »

 

 

« Ainsi étais-Tu lorsque Tu vins sur Terre, la première fois. Modeste et fine, le parfum de la Pureté s’exhalait de Ton cœur. De cette façon, Tu as apporté aux Tiens, délicate Fleur, beaucoup de Joie et de Bénédictions.

Achillée ! Pimpante comme une clochette, la fleur bleu-pâle se balance sur sa tige. Réjouie, elle étale largement ses petites feuilles. Ainsi riais-Tu et allongeais-Tu Tes mains quémandeuses et chercheuses mais cependant encore cachées dans la Force avec laquelle Tu vins sur Terre. Beaucoup de désirs, beaucoup de vies brillantes T’excitaient, Ilia.

éclatante Phlox ! Elle vit peu et ses feuilles tombent vite. De courtes vies sur Terre Te furent données, car, entre temps, Tu devais faire un long chemin à travers les pays étrangers pour la maturation de Ton esprit. Ainsi, durant des siècles fus-Tu éloignée de la Terre.

Prends l’Œillet blanc ! Tu fus délicate et effilée, mais la forte senteur oppressait et chacun ne T’aimait plus autant qu’autrefois. Déjà, les fils du destin se rétrécissaient autour de Ta route, mais Ta robe luisait encore clairement alors que les ombres du temps à venir se tissaient devant Toi. Ilia, sais-Tu encore combien Tu étais belle ? »

La jeune femme approuva rêveusement de la tête et avança la main vers les fleurs.

« La Sauge est d’un rouge brillant », continua la voix. « Elle élève fièrement sa branche de fleurs, projetant ses teintes embrasées et appelant : Cueille-moi afin que je Te réjouisse. »

« Ah ! Ilia, en ce temps-là nous commençâmes à nous désoler pour Toi, car nous voyions combien Ta beauté s’adonnait à la vanité ; Tu ne tenais plus les fils de Lumière qu’avec des mains fatiguées et les tendais de préférence vers les parures brillantes et les colifichets. Tu Te préparais ainsi à Toi-même les premiers troubles des amères répercussions de Ta suffisance et de Tes frivolités

De nouveau, Tu sursautes devant le sarment de Rose.

 

 

Celle-ci fleurit avec beaucoup de ses semblables, mais le mildiou s’abat sur elle et l’empêche de prospérer. Il faut la tailler et l’arroser, mais elle ne peut toutefois se guérir de la maladie. Elle reste là, assoiffée mais tenace, et pique avec ses nombreuses épines. La beauté est défraîchie et l’amertume pénètre dans l’existence. Au lieu de simplement lui obéir, Tu Te querelles avec Dieu, le Seigneur. Conduite par l’appétit de puissance, Tu es tenue éloignée de la Terre. Tu vas vers les ténèbres.

Oui, prends le fier Dahlia. Il est d’une imposante grosseur et paraît si immaculé et si beau ! Toutefois, écarte-s-en les feuilles et découvre le ver qui, intérieurement, le dévore.

Tu frémis, Ilia. Ainsi en alla-t-il pour nous lorsque nous Te vîmes dans Ta superbe et Ta beauté, mais le cœur figé de froid et corrodé par l’appétit de puissance et les mauvais instincts. Pleure, Ilia, sur les jours à venir, s’écoulant vides et sans lumière, engourdis et desséchants comme la petite Immortelle, ainsi qu’un manteau chamarré autour d’un corps stérile et sec et durant les vies inutiles autour de l’esprit endormi dans une paresseuse et végétative inaction. Toujours vêtue de la même manière et conduite dans la vie terrestre de manière à ce que la déchirante douleur, au contact de l’enveloppe pétrifiée, apporte l’assouplissement et éveille la première Aspiration vers la Lumière.

Désormais, Tu devais devenir petite, Ilia. Tu étais obligée de servir ceux-là mêmes qu’auparavant Tu dominais, de supporter la hauteur et la froideur là où Tu avais jadis Toi-même blessé, et de consacrer tout Ton Amour à ceux-là mêmes que Tu avais autrefois invectivés et raillés.

Ensuite, qu’as-Tu été ? Pâquerette, Ortie sauvage, Œillet blanc, Cressonnette, Violette. Menue et inaperçue, Tu allais de par le monde, mais en Toi était l’Aspiration vers la Pureté et la Lumière qui T’aidait à aller plus avant. Tu vis le Sauveur et fus éveillée à la Foi. Son Image demeura en Ton esprit et, aujourd’hui encore, pour Ta Bénédiction, Il vit en Toi.

 

 

Ces petites fleurs effacées manquent encore dans Ton Bouquet, mais Tu les y placeras encore aujourd’hui, car le Bouquet de Ta vie finira en couronne.

Durant Ta vie, Tu as semé beaucoup d’Amour, Ilia ; Tu as pris et donné. Entre temps, Tu as semé et récolté des épines suivant Tes mérites, car le Royaume du Plus-Haut ignore l’injustice.

Ta vie a été ainsi que les fleurs, mais Tu n’es pas restée semblable à elles parce que Tu es allée Ta propre voie et a oublié celle de Ton Créateur. Tu as vécu sans remercier Dieu de Sa Bonté. Sais-Tu cela, Ilia ? »

La jeune femme intimidée baissa le regard devant elle. Que lui arrivait-il donc ? À quelle fleur aimerait-elle bien ressembler, pensa-t-elle, et, tout de suite, arriva la réponse :

- « À la Campanule et Tu dois bientôt annoncer, avec toutes les cloches, la Lumière Qui veut Te pénétrer, Ilia. »

- « Viendra-t-Elle chez moi ? », demanda la jeune femme, réjouie.

- « Tu devras voir Son Signe, mais Tu dois Toi-même le chercher et le trouver. Une Fleur manque encore dans Ton Bouquet. Elle est pour Toi la Clef de l’éternité, Ilia ».

- « Comment s’appelle-t-elle ? », voulut-elle demander, mais il ne vint qu’une brève Réponse :

- « Quand Tu auras en mains les petites fleurs, réfléchis et alors Tu auras la Clef. »

Autour de la jeune femme, le chuchotement cessa. Elle ordonna les fleurs en silence dans le vase et conserva seulement les petites fleurs qu’elle avait choisies aux murmures de la voix.

Mais un cri enthousiaste jaillit de jeunes gosiers d’enfants : « Maman ! »

Par la porte entrouverte, les jumeaux se précipitèrent sur elle en nage et pleins de Joie, la casquette de travers sur les têtes blondes.

- « Là ! », s’écrièrent-ils, pleins d’empressement, chacun voulant être le premier et posant de leurs petites menottes potelées leur petit bouquet à moitié flétri dans le giron de leur mère. Elle prit les bouquets et regarda les fleurettes. C’étaient des Pâquerettes,

 

 

des Orties sauvages, des Œillets blancs et des Campanules.

- « Ça Te fait plaisir, pas vrai ? » s’écria Geerd, et il regarda sa mère en riant.

- « Mais Papa a encore quelque chose de beaucoup plus beau », interrompit Achim, et justement le père franchissait le seuil, une longue gerbe de fleurs à la main.

- « Marguerite me les a données pour Toi », dit-il, après un court salut, et il entrouvrit le papier.

Paraissant coulée dans la cire, une brillante gerbe de Lys apparut.

 

 

Mais, comme un éclair, un frémissement traversa la jeune femme. Les enfants avaient apporté les fleurettes manquantes au Bouquet de sa vie, et son mari lui apportait la Fleur qu’elle devait encore atteindre, le lumineux Signe de la Pureté.

 

 

- « Maman pleure ! », dit soudain Geerd, et sa petite frimousse s’allongea.

Mais la mère riait à travers ses larmes. Ainsi les jumeaux rassurés purent reprendre aussitôt le récit de leur étonnante visite chez tante Marguerite.

Mais, de son bras, l’homme entoura les épaules de sa femme et dit doucement : « Ainsi Marguerite a de nouveau vu juste lorsqu’elle m’a donné les Lys en me disant que Tu devais les recevoir aujourd’hui même. C’est une personne vraiment curieuse. Elle m’en a tellement raconté que je suis obligé de réfléchir. Quand les enfants seront au lit, je T’en dirai plus long. »

 

Ce fut soudain pour la jeune femme, comme si elle entendait tinter d’innombrables cloches cristallines qui la transportaient dans une ambiance de Fête. Au lointain apparaissait pour elle le Signe de Lumière vers lequel elle avait tant aspiré au cours de nombreuses et longues vies terrestres.

 

 

                     - «Le Bouquet» - Conte de Maria Halsband. -

- Traduit de l’allemand. -

Publié dans la Revue «LA Voix» n° 2, de Février 1937 -