Franchezzo - Un Voyageur au Pays des Esprits




LES JOURS DE L'OBSCURITé

 

I

 

Je suis allé en pèlerinage dans un pays lointain, à travers des régions qui, chez vous, sur Terre, n'ont ni nom, ni espace. Je désire maintenant mettre par écrit les étapes de mes voyages, afin que ceux qui ont pris la même direction de marche que moi puissent savoir ce qui les attend à l'intérieur de ces frontières.

Dans mon existence terrestre, je vivais comme tous ceux qui ne font que s'épuiser à se procurer au plus haut degré les jouissances du monde. Si je n'étais pas désobligeant envers ceux que j'aimais, cela se passait cependant, toujours, avec le sentiment qu'ils devaient être utiles à me satisfaire et que, par mes cadeaux et mon penchant pour eux, je pouvais leur acheter l'amour et les hommages qui m'étaient nécessaires dans ma vie.

Tant sur le plan physique qu'intellectuel, j'étais très doué. En mon âme, l'idée d'un don de soi-même capable de se perdre complètement dans l'amour pour les autres ne m'était jamais venue. Parmi toutes les femmes que j'ai aimées, d'un sentiment qualifié trop souvent à tort d'amour par les hommes de la Terre, alors qu'il n'est tout simplement que passion, il ne s'en trouva aucune pour me faire éprouver ce qu'est le véritable amour, l'idéal vers lequel j'aspirais secrètement. En chacune, je trouvais toujours quelque chose pour me décevoir. Elles m'aimaient ainsi que je les aimais. La passion que je leur vouais ne me gagnait qu'un sentiment conforme de leur part. Ainsi vivais-je là-bas, insatisfait d'un désir que j'ignorais moi-même.

Je fis beaucoup de fautes et commis beaucoup d'erreurs. Le monde se tenait toutefois à mes pieds pour me louer, me trouver bon, noble et doué. Je fus fêté, courtisé, et le chéri gâté de toutes ces dames de la société. Pour obtenir, je n'avais qu'à désirer, mais aussitôt que j'avais gagné, tout se transformait en amertume.

Puis vint le temps où je commis la faute la plus néfaste en ruinant deux vies. Je me sentis comme attaché par des chaînes de fer qui me serraient et me blessaient jusqu'à ce que je pus enfin les briser et me retirer, à première vue, en homme libre. Mais jamais plus je ne serais réellement libre. Car jamais, même un instant - que ce soit dans cette vie ou dans l'autre -, nos fautes et nos erreurs passées ne peuvent cesser de suivre nos traces et d'accabler nos vibrations, et cela tout le temps qu'elles n'ont pas été expiées l'une après l'autre et rayées ainsi de notre passé.

Lorsque je croyais enfin avoir tout appris de ce que l'amour peut enseigner, et tout connaître de ce qu'une femme peut donner, il advint alors que je fis la rencontre d'une dame. Ah! Comment dois-je la nommer? A mes yeux, elle était plus qu'une femme mortelle et je l'appelai "le bon ange de ma vie".

Je tombai à ses pieds dès les premiers instants, en lui consacrant tout l'amour de mon âme, de mon moi le plus élevé. En égard de ce qu'il aurait dû être, mon amour était égoïste. Mais il était tout ce que j'avais à donner et je le donnai sans réserve. Pour la première fois de ma vie, je pensais plus à une autre personne qu'à moi-même. Si je ne fus plus en état de me hausser jusqu'au degré de pureté des pensées et idées qui remplissaient son âme, je remercie Dieu par contre de n'avoir jamais cédé à la tentation de la rabaisser jusqu'à moi.

Ainsi passa le temps. Je me réchauffais en sa présence et prenais des forces dans un penser sacré, dont je pensais qu'il m'avait quitté pour toujours. Je faisais de beaux rêves dans lesquels j'étais libéré des chaînes de mon passé qui, si cruellement et si durement, me retenaient attaché. Juste au moment où je m'efforçais d'atteindre des choses plus élevées, je craignais toujours qu'un autre ne puisse gagner ma bien-aimée. Il me fallait malheureusement reconnaître que je n'avais aucun droit de la retenir, ne serait-ce que d'une parole. Quelle amertume et quelle souffrance ont rempli mon âme en ces jours! Je sentais bien que, après m'être souillé par mon mode de vie je n'étais pas digne de la toucher. Comment pouvais-je oser lier à la mienne cette vie innocente et pure? Bien qu'elle se montrât si aimante et si tendre avec moi que je pusse deviner l'innocent secret de son amour, je sentais toutefois que sur Terre, elle ne deviendrait jamais mienne. Sa pureté et sa droiture élevaient entre nous un obstacle que je ne pourrais jamais écarter.

Je tentais de la quitter... en vain! Comme un aimant, j'étais toujours à nouveau attiré vers elle et, finalement, je ne combattis plus mon penchant. Dès lors, je m'efforçai seulement de jouir de la félicité que sa présence m'accordait. Puis, soudain, surgit pour moi, comme un voleur dans la nuit, le jour épouvantable où, sans avertissement et sans avoir encore pu voir clair en mon état d'âme, je fus d'une manière inattendue enlevé à la vie, pour sombrer dans la mort du corps qui nous attend tous.

Je ne savais pas que j'étais mort! Après quelques heures de souffrances et d'agonie, j'avais sombré dans un profond sommeil sans rêve, et à mon réveil, j'étais seul et dans une totale obscurité. Je pouvais me lever, me mouvoir et sûrement je me sentais mieux. Mais où étais-je? Pourquoi cette obscurité? Je me levai et tâtai autour de moi comme quelqu'un dans un local sombre, mais je ne trouvai aucune lumière, n'entendis aucun son. Il n'y avait là rien d'autre que le silence, l'obscurité de la mort.

Je voulus alors avancer pour trouver la porte. Je pouvais me déplacer, bien que lentement et avec peine, et je me dirigeai plus loin à tâtons. Combien de temps ai-je dû ainsi chercher? Je ne sais pas! Des heures il me semble, au fur et à mesure que j'étais pris d'une peur et d'une angoisse grandissantes. Je sentais qu'il me fallait trouver quelqu'un, quelque sortie de cet espace. Il semblait toutefois, à mon désespoir, que je ne dusse jamais frapper à une porte, à un mur, et d'une façon générale à quelque chose. Autour de moi, tout semblait vide et ténèbres.

Finalement, dominé par la peur, je poussai un cri! Bien qu'ayant hurlé, aucune voix ne me répondit. J'appelai encore et encore, mais c'était toujours le même silence, aucun écho! Pas une fois ma propre voix ne me revint pour m'encourager. Je me souvins alors de celle que j'aimais, mais quelque chose me rebutait d'exprimer ici son nom. Je pensai alors à tous les amis que j'avais connus et les appelai. Aucun d'eux cependant ne me répondit.

Etais-je en prison? Non. Une prison a des murailles et cet endroit n'en avait pas. Etais-je fou, insensé ou quoi? Je pouvais me tâter, sentir mon corps, il était le même. Vraiment le même? Non. Quelques changements étaient survenus en moi. Je ne pouvais pas dire comment, mais c'était comme si j'étais ratatiné et déformé. Quand je me passais les mains sur le visage, mes traits me paraissaient plus grossiers, plus rudes et certainement déformés.

Qu'aurais-je donné pour une lumière maintenant, pour n'importe quoi qui aurait pu me parler, même si cela dût être la pire chose! Personne ne viendrait-il jamais? Et mon ange de lumière, où était-elle? Avant mon sommeil, elle était restée auprès de moi. Où se trouvait-elle maintenant? Mon front brûlait de fièvre et ma tête semblait vouloir éclater. Violemment, je l'appelai par son nom, lui demandai de venir à moi, ne serait-ce qu'une seule et dernière fois! J'avais l'épouvantable sentiment de l'avoir perdue et l'appelai comme un fou. Alors, pour la première fois, ma voix retentit et revint en écho à travers cette cruelle obscurité.

Très loin devant moi se distingua un faible éclat de lumière, comme une étoile. Elle devint de plus en plus grande et se rapprocha toujours plus, jusqu'à finalement paraître devant moi, comme une grande lumière de la forme d'une étoile. Dans cette étoile, je vis ma bien-aimée. Ses yeux étaient clos, comme dans le sommeil, mais ses bras étaient tendus vers moi, et sa voix agréable me parla dans un ton que je connaissais si bien. "Ah ! mon bien-aimé, où es-tu à présent ? Je ne peux te voir, je n'entends que ta voix. Je t'entends m'appeler et mon âme répond à la tienne!"

Je m'efforçai de me hisser jusqu'à elle mais n'y parvins pas. Une force invisible me retenait. Elle semblait se tenir à l'intérieur d'un cercle que je ne pouvais franchir. Dans le plus grand des tourments, je tombai sur le sol en la suppliant de ne plus jamais me quitter. Alors elle sembla devenir inconsciente; sa tête s'inclina sur sa poitrine, puis elle s'envola, comme portée par des bras puissants. Je tentai de me relever pour la suivre mais sans y parvenir. C'était comme si une chaîne me retenait, et après quelques vaines tentatives, je tombai évanoui sur le sol.

Quand je repris mes sens, je fus enchanté de retrouver ma bien-aimée auprès de moi. Elle se tenait tout près de moi et m'apparaissait comme je l'avais connue sur Terre; seulement, elle était triste, pâle et vêtue de noir. L'étoile avait disparu et autour, tout était noir. Ce n'était toutefois pas une obscurité extrême, car il régnait autour d'elle un faible et blafard éclat lumineux à la lueur duquel je pouvais distinguer qu'elle portait à la main des fleurs blanches. Elle se pencha au-dessus d'un monticule de terre fraîche.

Me rapprochant toujours plus d'elle, je m'aperçus qu'elle pleurait doucement alors qu'elle déposait les fleurs. Elle murmurait tout bas: "Ah! mon chéri, mon bien-aimé, ne reviendras-tu jamais auprès de moi ? Est-il possible que tu sois vraiment mort, et que tu sois parti où mon amour ne peut te suivre? Mon bien-aimé, mon cher bien-aimé!" Elle s'agenouilla et je me rapprochai tout près d'elle, même si je ne pouvais toujours pas la toucher. Comme je m'étais moi-même agenouillé, je jetai un œil vers le monticule oblong en bas. Un frisson de terreur me parcourut, lorsque je découvris enfin que j'étais mort et que c'était ma propre tombe!!!